Prismes, distorsion et intégration multisensorielle.
(Ouaouh quel titre !!!)
Alors volià. Le problème de départ est l’héminégligence, dont le modèle classique est représenté par des patients ayant présenté un accident vasculaire cérébral ischémique de l’hémisphère dit mineur, c’est-à-dire droit le plus souvent. (La dominance hémisphérique est définie par la latéralisation du langage, à gauche chez les 90% des droitiers et 70% des gauchers). Elle se définit par:
1) une distorsion de la perception (visuelle, auditive, tactile..), de l’attention, de la représentation voire de l’exécution des actions vers le côté droit
2) parallèlement, par un déficit de tous ces processus du côté gauche. Si bien que ces patients ne pourront pas volontairement compenser la distorsion de 1), puisqu’ils n’en sont pas vraiment conscients. Vous imaginez facilement que dans la vie quotidienne, cela représente un handicap considérable.
Des tests faciles à réaliser permettent de bien visualiser le truc. La tâche de pointage « droit devant » (straight-ahead) dans le noir par exemple, est un bon moyen de déterminer le milieu subjectif du sujet, c’est-à-dire ce qu’il perçoit comme étant au milieu. Normalement, vous pointez droit devant, donc. Et bien le patient pointera un peu à droite. De même, si on vous donne une feuille avec plein de segments, en vous demandant de les « barrer » en leur milieu, normalement, sans être hyper précis, vous oscillerez à un chouïa prêt de part et d’autre de milieu. Et ben le patient, il barrera à droite. Encore un dernier rigolo : on vous donne deux nombres. La consigne est d’en donner la moyenne très rapidement, sans calculer, intuitivement si vous voulez. Globalement, ça fera comme pour le segment. Et ben le patient, lui, donnera des moyennes plutôt hautes. (C’est dingue, non ? En fait, notre représentation des nombres semble assimilable à une droite, les nombres croissant de gauche à droite…). Je m’arrête là, mais je pourrais continuer longtemps. Vous visualisez bien : l’univers du patient est décalé à droite. Et tout ça c’est vrai.
Deux approches ont été envisagées pour la rééducation. La première cherche à faire prendre conscience au patient de ses déficits, pour qu’il se force ainsi à corriger la distorsion. Cette méthode est dite descendante ou top-down. Elle donne des résultats pour le moins… insuffisants.
Du coup, certains ont imaginé une autre technique. Je vous préviens, c’est d’une simplicité brillante. (Je suis encore subjuguée, 4 ans après en avoir entendu parler pour la première fois…). Par opposition, elle est appelée bottom-up. De bas en haut, donc.
Comme je vous l’ai décrit, la représentation de l’espace du patient est décalée à droite. Un peu comme si toutes ces perceptions étaient intégrées à un niveau cognitif supérieur, pour fournir une représentation globale de l’espace et des actions. Elles sont donc toutes liées à un niveau supérieur, et l’hypothèse est qu’en en modifiant une tout le système sera affecté. L'équipe de Rossetti (cocorico, comme sin nom ne l'indique pas forcément) est l'une des plus actives sur le sujet (pour ne pas dire "la").(1-2 et d'autres encore).
L’idée, c’est donc ça : produire une distorsion corrigeant la distorsion pathologique.
OK, mais encore ? C’est là qu’intervient…le prisme ! Ce petit morceau de verre, a des effets étonnants...
Les manip ont d’abord été réalisées chez des sujets sains. Elles consistent à faire pointer des cibles à un sujet portant des lunettes prismatiques déviant l’image des objets vers la droite. Pendant cette tâche, il peut voir la cible, la deuxième partie du trajet de son doigt, et le résultat. Au début, le sujet va faire des erreurs : il pointera trop à droite. Progressivement, il va corriger « s’adapter » à la déviation prismatique pour pointer correctement.
Lorsqu’on lui enlève les lunettes, si la tâche est prolongée, on observe un « after-effect » soit une persistance de cette adaptation pendant un certain temps : le sujet point à gauche de la cible.
Tâche d'adaptation prismatique lors d'une déviation vers la droite (1).
Il semble bien qu’on a obtenu une distorsion de la représentation de l’espace vers la gauche ! D’où l’idée d’utiliser cet after-effect pour la rééducation des patients. C’est chose faîte, et il est encore plus important proportionnellement que chez les sujets sains. Et il se prolonge plusieurs heures, voire jours, en fonction des sujets et protocoles (plusieurs jours de suite…)
Mais ce qui est génial, c’est que l’hypothèse de départ a été vérifiée : tous les tests neuropsychologiques évaluant l’heminégligence sont améliorés parallèlement, au niveau moteur, sensitif, auditif même !
Ca me rend toute dingue ce genre de trucs. Et voilà-t-y pas que l’équipe de Y. Rossetti, toujours elle, vient de publier une étude chez des patients présentant des douleurs (perception sensitive) d’origine neurologique, localisées à un membre (3). (Souvent hyper difficiles à contrôler, comme c’était le cas chez les patients participants). On sait qu’il existe chez eux un déplacement du milieu subjectif vers le côté douloureux. En utilisant ces lunettes prismatiques de façon à corriger cette distorsion, ils ont obtenu un soulagement partiel des douleurs. Et chez une patiente, ils ont (les sadiques) obtenu l’effet inverse en accentuant la distorsion…
Mais jusqu’où les prismes nous feront-ils dévier ???
(1) Prism adaptation to a rightward optical deviation rehabilitates left hemispatial neglect. Nature. 1998. Rossetti et al. (2) Neglect and prism adaptation: a new therapeutic tool for spatial cognition disorders.Restor Neurol Neurosci.2006.Rode et al. (3) Prism adaptation to optical deviation alleviates pathologic pain. Neurology. 2007. Sumitani et al.